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Douter de la paternité de SWIFT n’enlève rien de l’intérêt de la Lettre de la Grande Maîtresse. Ce n’est ni une divulgation ni une réplique à une divulgation, peut-être simplement une parodie du livre d’Anderson. En tout cas, ce n’est ni une attaque, ni une critique ni une dénonciation de la franc-maçonnerie. La lettre n’est jamais méchante, elle n’est que moqueuse. C’est une parodie, plaisante et pleine d’enseignements pour qui la lit en négatif. Le récit en est humoristique et en dit long, non pas tant sur les pratiques locales que sur ce que le public attendait. Il n’aurait pu être écrit si une certaine maçonnerie n’était connue par l’auteur, qu’elle soit anglaise ou déjà implantée de longue date en Irlande. Est-ce un pamphlet féministe ? Répondre par l’affirmative serait se tromper d’époque. Il n’y avait évidemment pas de grande maîtresse à Dublin, pas plus qu’il n’y avait de loge féminine ou d’adoption en Irlande (La première loge d’adoption documentée apparut à Amsterdam en 1751).
Les « révélations » qu’elle contient sont fantaisistes, mais cela n’empêche qu’elle soit construite selon un schéma familier où on retrouve successivement les circonstances de la réception, la description des secrets, signes et mots de reconnaissance et leur explication, ainsi qu’une histoire légendaire. Elle décrit une société d’hommes se réunissant en privé, ici dans une auberge, là dans une maison particulière se reconnaissant à un ensemble de signes et mots de reconnaissance, communiqués sous le sceau d’un serment pris sur l’Ancien Testament. . Les jeux de mots et le langage imaginaire forgés pour l’occasion, habituels chez Swift, n’ont pas ici la richesse d’imagination dont celui-ci fait preuve dans les Voyages de Gulliver où chaque pays visité, Liliput, Brodgingnag ou Laputa, a sa langue propre, faite de mots d’apparence exotique mais souvent composés au départ de langues usuelles. De la même veine est l’ensemble de lettres, de mots ou de phrases qu’on ne peut comprendre qu’en les lisant à haute voix, à la manière d’un rébus (comme « H CCCC his ruin »). La Lettre présente une généalogie fabuleuse de la maçonnerie, moins crédible encore que l’histoire traditionnelle des Old Charges et dénuée de cette dimension mythique qui fait de celle-ci une histoire des origines depuis les enfants de Lamech jusqu’au roi Athelstan. Elle ne se présente pas comme un récit chronologique mais saute allègrement les époques, passant de l’Angleterre élisabéthaine aux rois mérovingiens, de la France du haut-moyen-âge et des Egyptiens aux légendes celtiques, de la mythologie grecque aux Druides et aux Patriarches bibliques. Elle y mêle des allusions aux sciences secrètes réservées aux mages et à ceux qu’on n’appelait pas encore des initiés. C’est ainsi que sont évoqués pêle-mêle Merlin l’enchanteur, Roger Bacon, Raymond Lulle, les Rose-Croix et les Pythagoriciens. Il est question de magie naturelle, de philosophie cabalistique et même de quintessence. Les mots francs-maçons et druides seraient synonymes, ce qui permet de faire un rapprochement astucieux entre le travail de la pierre et celui du bois.
Je suis d’accord avec les conclusions de Pierre Noël. Je vous invite à lire les deux notices que j’ai écrites sur Alexander Pope (également franc-maçon, très probablement) et Jonathan Swift dans le dictionnaire biographique que j’ai codirigé avec Charles Porset aux Editions Champion, Le Monde maçonnique des Lumières (2013, 3 vol.)
Le pamphlet anonyme « Une lettre de la grande-maîtresse » fut publiée, à Dublin en 1724, sept ans après l’année fondatrice de 1717 et un an avant la première mention d’une Grande Loge en Irlande. Sa première édition est d’août 1724, la deuxième de 1730. Elle fut attribuée à Jonathan Swift et est incluse dans plusieurs éditions de ses Œuvres. John Harding, imprimeur à Dublin, l’édita ainsi que plusieurs œuvres anonymes de Swift (notamment les Lettres du drapier la même année, ensemble de pamphlets dirigés contre la politique monétaire du gouvernement ). En 1730, un autre imprimeur de la même ville, George Faulkner (1703-1775), édita les œuvres de Swift et y inclut cette Lettre mais en remplaçant le nom de Harding par le sien . La Lettre disparut des éditions ultérieures des œuvres de Swift, notamment dans celle de Walter Scott qui date de 1804. Elle n’est plus reprise par la suite, notamment dans les Œuvres de Jonathan Swift, publiées dans la collection de La Pléiade en 1965 (éd. et traduction d’Emile Pons).
La « lettre » fut reproduite en fac-simile par Henry Sadler en 1898, puis par John Heron Lepper et Philip Crossle dans leur Histoire de la Grande Loge d’Irlande, I : 445-462 (1925), enfin par Douglas Knoop, Gwilym Perwedur Jones et Douglas Hamer… dans les Early Masonic Catechisms (1° édition en 1943, augmentée en 1969, pp. 229-240). Elle s’y trouve sans nom d’auteur, les éditeurs n’étant pas convaincus qu’elle soit de Swift.
C’est la raison de son omission ici.
PS Veuillez excuser le doublon final dont je suis seul responsable.