Marine Le Pen, la digne fille de son père ?
Ce texte est extrait des Cahiers de République Universelle n°5 de mai 2024.
Marine Le Pen, la digne fille de son père ?
La dédiabolisation : écran de fumée ou vraie rupture ?
D’autres articles dans ces Cahiers portant sur l’Histoire de l’extrême droite française et sur la stratégie des parlementaires du Rassemblement national, il m’appartient ici de me pencher plus précisément sur le lien qui unit Marine Le Pen à son père, Jean-Marie Le Pen, fondateur du Front National qu’il a dirigé pendant 39 ans, de 1972 de 2011.
Renaud Dély
Rassurez-vous, je ne vais pas verser dans le people pour explorer l’intimité familiale de la tribu Le Pen, qui vaut le détour, c’est vrai, et dont les trépidantes aventures ont alimenté depuis des décennies bien des gazettes, des colonnes de Paris-Match aux pages de Playboy, les plus anciens s’en souviennent sûrement… Je vais m’en tenir à une stricte analyse politique pour déterminer ce qui distingue et ce qui rapproche l’un de l’autre, le géniteur de la progéniture, le fondateur de l’héritière.
L’exercice est indispensable à un double titre. D’abord parce que le Front National (FN), devenu Rassemblement National (RN), est une petite entreprise familiale, une « petite entreprise qui ne connaît pas la crise » comme l’aurait chanté Alain Bashung. Une PME longtemps fragile transformée en groupe florissant. Au fil de sa carrière, Jean-Marie Le Pen a toujours mélangé le militantisme et la vie familiale, la politique et la vie privée, le public et l’intime. Il a enrôlé dans l’aventure du FN ses trois filles qui ont toutes assumé des responsabilités politiques au sein du parti et, pour deux d’entre elles, se sont présentées à de nombreux scrutins. Il a mis le pied à l’étrier de sa petite-fille Marion Maréchal qu’il avait, le premier, incitée à concourir aux élections législatives de 2012. Et ses multiples gendres successifs – aux passages plus ou moins éphémères au sein du cercle familial – ont tous, lorsqu’ils étaient en couple avec l’une de ses filles, joué, eux aussi, un rôle au sein du Front National.
Enfin, Jean-Marie Le Pen a évincé un à un tous les rivaux potentiels de sa fille Marine entre 2003 et 2011 pour finalement lui offrir sur un plateau la présidence du Front National en janvier 2011. Au fond, comme l’a toujours répété son fondateur, le Front National n’est pas un simple parti politique, c’est une marque, la marque Le Pen ! Raison pour laquelle Jean-Marie Le Pen a toujours eu pour projet de céder le manche à l’une de ses filles. Il avait d’abord songé à l’aînée, Marie-Caroline, avant de se tourner vers la benjamine, Marine. Par ailleurs, s’il est indispensable d’ausculter la relation politique qui lie Marine Le Pen à son père, c’est surtout bien sûr parce que, depuis qu’elle assume la succession et a pris les commandes du mouvement d’extrême droite, en janvier 2011, lors du congrès de Tours – eh oui…, un autre congrès de Tours –, Marine Le Pen a toujours mis en avant, et même mis en scène, sa volonté de tourner la page, de faire table rase du passé, en quelque sorte. Elle a transformé un mot d’ordre, une expression, la « dédiabolisation », en programme politique, en carte d’identité, presque en ADN.
Alors qu’en est-il exactement ? À quoi correspond vraiment cette dédiabolisation érigée en mantra ? Est-elle l’illustration d’une vraie rupture politique et idéologique entre fille et père ? Ou s’agit-il d’un stratagème, d’un écran de fumée destiné à endormir les médias et à rassurer l’opinion, un ravalement de façade pour séduire plus largement et conquérir le pouvoir ?
Pour tenter de répondre à cette question, nous nous efforcerons d’éviter deux écueils.
Le premier consiste à répéter que l’extrême droite est immuable, qu’elle ne change jamais. C’est faux. Comme la gauche en son temps, comme la droite longtemps, l’extrême droite est plurielle, selon les époques ou les lieux. Plusieurs tendances ont toujours cohabité en son sein, monarchiste, catholique traditionnaliste, païenne, nationaliste, européenne, populiste ou nationaliste-révolutionnaire, et bien d’autres. Elle peut être violente, terroriste ou légaliste, prôner l’action violente ou la participation aux élections. Au fil de sa déjà longue histoire, bientôt 52 ans, le FN devenu RN a plusieurs fois changé de position sur l’Europe, le Proche-Orient, le rôle de l’État dans l’économie, les services publics, l’entreprise privée, etc. Mais du père à la fille, le FN a-t-il vraiment changé de nature ? Il semble bien que non, car ce qui ne change pas de l’un à l’autre, c’est le cœur même du projet : le rejet de l’étranger, de l’autre, du différent, de l’altérité vécue comme une menace pour l’identité nationale. La quête, donc, d’une prétendue pureté identitaire française ou occidentale. Le logiciel idéologique de l’extrême droite avec Marine Le Pen – comme du temps de son père – c’est, somme toute, l’inverse de cette phrase de Saint-Exupéry : « Si tu diffères de moi mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis ».
L’autre écueil à éviter serait de prendre pour argent comptant les cris du cœur de Marine Le Pen lorsqu’elle évoque sa volonté de rompre avec les temps anciens de l’extrême droite. Et qu’elle répète qu’avec elle, le parti n’a plus rien à voir avec ce qu’il était lorsqu’il était dirigé par Jean-Marie Le Pen. Malgré ses efforts de communication, et quelques inflexions programmatiques réelles sur lesquelles nous reviendrons, ne cédons pas à la naïveté qui berce et endort trop souvent le monde médiatique.
Ni aveuglement, ni naïveté… Allons au fond des choses, à la recherche de cette vérité dont la quête guide le cheminement maçonnique, dit-on. Commençons par une mise en garde.
Le combat politique mené par l’extrême droite est aussi un combat sémantique, une bataille de mots – j’y reviendrai un peu plus tard. Or, qui a inventé ces termes de « diabolisation » et de « dédiabolisation » ? Le FN lui-même, pour mieux se poser en victime. Pourtant, qui a été le principal agent de cette « diabolisation » si ce n’est Jean-Marie Le Pen lui-même, par ses prises de position, ses attitudes, ses propos ? À commencer par la fameuse saillie négationniste et antisémite maintes fois répétée à partir de 1987, qualifiant « les chambres à gaz de point de détail de l’Histoire », et qui a causé autant de multiples condamnations à son auteur. Ce propos, qui n’a rien d’un dérapage mais correspond à la pensée profonde de Jean-Marie Le Pen, a largement contribué à mettre le FN au ban de la vie politique ; il a marqué une vraie rupture dans la perception du Front National par l’opinion et a creusé pendant des décennies un fossé entre la droite républicaine et l’extrême droite, un fossé qui ne s’est résorbé que récemment au regard de la radicalisation de la droite.
Rappelons par ailleurs que cette tactique dite de dédiabolisation – ou plutôt de banalisation –, Marine Le Pen a commencé à la mettre en œuvre bien avant de devenir présidente du FN. Elle en a fait un outil au service de son image pour mieux grimper un à un les échelons internes au parti. Dès l’amorce de sa naissance médiatique, lorsqu’elle représente le Front National sur les plateaux de télévision le 5 mai 2002 au soir de la débâcle de son père au second tour de la présidentielle, Marine Le Pen commence à multiplier les confidences vachardes faites aux journalistes sur les lieutenants de la vieille garde lepéniste, Marie-France Stirbois, Bruno Gollnisch ou encore Carl Lang, tous jugés poussiéreux, ringards, dépassés, quand elle serait si jeune, si moderne, tournée vers l’avenir. Pour s’épancher, Marine Le Pen pratique alors le off, un procédé classique qui consiste à parler franc au journaliste en lui demandant, en contrepartie, de ne pas être cité(-e) nommément. Viscéralement hostiles à la presse, les autres dirigeants du FN n’utilisaient pas cet outil. Marine Le Pen en comprend l’utilité pour poser les bases de son image de jeune femme « moderne » et « ouverte » sur son époque.
Nous sommes là, déjà, dans l’exercice de l’art de la séduction médiatique, et politique, tournée vers l’extérieur, les caméras, l’opinion, plus que vers l’intérieur, le parti – dont elle n’a en fait pas besoin car, au sein du FN, elle dispose du sésame qui l’autorise à formuler les plus grands espoirs : le nom, la marque Le Pen. Mieux qu’un mot de passe à durée de vie limitée, c’est un mot magique, un bouclier qui garantit une progression linéaire au sein du FN. Le nom Le Pen, c’est une assurance-vie pour se protéger des coups bas de ses adversaires : au sein du FN, la protection paternelle vaut tous les gilets pare-balles. Mais au-dehors, le nom Le Pen peut vite devenir un boulet qui limite sa progression.
Raison pour laquelle elle désapprouve publiquement son père une toute première fois lorsqu’il déclare en janvier 2005 dans une interview à l’hebdomadaire d’extrême droite Rivarol : « En France, du moins, l’occupation allemande n’a pas été particulièrement inhumaine, même s’il y a eu des bavures, inévitables dans un pays de 550 000 kilomètres carrés. »
Marine Le Pen affiche sa mauvaise humeur et confie aux journalistes qu’elle s’en va pendant plusieurs semaines à la montagne, loin de son père. Elle met en scène la brouille. Voilà pour l’image. Quant au son, elle réplique par voie de presse que « la stratégie » de son père « n’est pas la [s]ienne ». Selon Marine Le Pen, parler de la Seconde Guerre mondiale n’apporte rien au FN : « C’est contre-productif. On donne des armes à nos adversaires en agitant ces histoires. Ça n’a aucun intérêt ». Entendez bien son argumentaire, écoutons ses mots : relativiser les fautes de l’occupant nazi, « c’est contre-productif » dit-elle. C’est donc une affaire de tactique – tactique au mieux maladroite, au pire suicidaire politiquement. Mais ce n’est pas forcément faux sur le fond. Marine Le Pen ne dément ni ne condamne le contenu du propos de son père. Elle déplore le moment. Une question d’opportunité, de circonstances.
L’Histoire, elle ne veut pas la ressasser, c’est vrai, mais elle préfère ne pas en parler, point barre ! Circulez, il n’y a rien à voir ! Cette défense, ou plutôt cette défausse, elle va continuer d’y recourir pendant de longues années. Près de dix ans plus tard, le 6 juin 2014, Jean-Marie Le Pen se fend d’une nouvelle saillie antisémite. Le vieux chef de l’extrême droite est interrogé par une de ses groupies à propos des artistes qui se mobilisent pour dénoncer le danger du Front National. Évoquant le chanteur Patrick Bruel, Le Pen s’esclaffe : « Il paraît qu’il y a Bruel ? Eh bien ! On fera une fournée la prochaine fois ! ». Des rires gras ponctuent l’échange. L’entretien filmé est diffusé sur le site officiel du Front National. Quelle est la réaction de Marine Le Pen ? Rebelote ! Elle condamne la… « faute politique ». Pas le fond du propos, non, l’erreur… tactique. Dans son communiqué, elle écrit : « Avec la très longue expérience qui est celle de Jean-Marie Le Pen, ne pas avoir anticipé l’interprétation qui serait faite de cette formulation est une faute politique dont le Front National subit les conséquences. » Et Marine Le Pen d’ajouter, pour défendre son père : « Je suis convaincue que le sens donné à ses propos relève d’une interprétation malveillante ».
Bref, en 2014, Marine Le Pen n’en démord pas. Et elle a continué de le répéter depuis : non, son père n’est pas antisémite. Il est maladroit, certes, mais il est surtout victime d’une cabale politique ourdie par ses adversaires, politiques et médias. À dix ans d’intervalle, sa défausse est la même. Entretemps, Marine Le Pen a dirigé la cinquième et dernière campagne présidentielle de son père en 2007. Pour l’occasion, elle a rallié les soutiens de deux polémistes antisémites notoires : Dieudonné et Alain Soral. Elle a ensuite pris la tête du parti en janvier 2011 et clamé haut et fort qu’elle assumait « tout l’héritage » du Front National, qu’elle prenait toute son Histoire à son compte et qu’elle était fière de tous les combats du FN et de son père.
Il faudra attendre le printemps 2015 pour qu’elle se résolve à l’exclure du parti, poussée par son bras droit de l’époque, Florian Philippot. Il faut dire que Le Pen venait de se fendre d’une énième interview en forme de pot-pourri de toutes ses saillies antisémites et négationnistes en répétant devant le journaliste Jean-Jacques Bourdin que les « chambres à gaz étaient un détail de l’Histoire de la seconde guerre mondiale », qu’il n’a « jamais considéré le maréchal Pétain comme un traître », que « Manuel Valls est un immigré qui est Français depuis trente ans » alors que lui « l’est depuis mille ans », et qu’il y a urgence à « sauver l’Europe boréale et le monde blanc ». Un vrai best-off !
Marine Le Pen convoque un bureau politique pour exclure son père du mouvement dont il était encore président d’honneur. Mais que lui dit-elle dans le huis clos de cette réunion, en présence des principaux dirigeants du parti ? : « Tu ne supportes pas que je fasse plus de voix que toi ! Tes provocations répétées sont insupportables ! » . Ou encore : « Est-ce que tu crois que les gens qui sont dans la difficulté aujourd’hui sont intéressés par ce débat sur les chambres à gaz ? ». Là encore, le désaccord repose sur des questions de tactique, d’opportunité, d’électoralisme, pas sur le fond. Un président d’honneur du FN ne devrait pas dire ça… Dans l’intérêt du parti, ça ne se fait pas, mais au fond, est-ce que c’est faux ? Mystère.
Depuis, c’est vrai, Marine Le Pen s’est bien gardée de succomber à ces saillies antisémites constitutives de l’histoire et de l’identité même du FN. Elle a aussi viré sans ménagement les cadres qui s’y laissaient aller. Et elle a donné des gages de normalisation, ou de dédiabolisation, en affirmant, notamment dans une interview au Point : « Tout le monde sait ce qui s’est passé dans les camps et dans quelles conditions. Ce qui s’y est passé est le summum de la barbarie. Et croyez-moi, cette barbarie, je l’ai bien en mémoire. » Mais, d’abord, cette mutation n’empêche pas les cadres et les électeurs du parti lepéniste de se complaire, eux, dans un antisémitisme bien plus profond que celui qui taraude le reste de la population française. Une enquête de la Fondapol (Fondation pour l’innovation politique) montre par exemple que plus de 50 % des électeurs du Rassemblement National considèrent qu’il y a « trop de Juifs dans les médias », ou ne voteraient pas « pour un Président juif ».
Une autre enquête consacrée en 2018 au complotisme, menée par la Fondation Jean Jaurès et l’Observatoire du conspirationnisme, montre également que les sympathisants lepénistes restent les plus perméables aux clichés et fantasmes antisémites. Plus d’un sur trois, 36 %, croit qu’« il existe un complot sioniste à l’échelle mondiale ».
L’édition 2002 de la radiographie de l’antisémitisme en France de la Fondapol et de l’American Jewish Committee montre que 39 % des électeurs de Marine Le Pen considèrent que « les Juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et de la finance ». La même proportion, 39 %, assène que « les Juifs utilisent aujourd’hui dans leur propre intérêt leur statut de victimes du génocide nazi pendant la Seconde guerre mondiale ». C’est trois à quatre fois plus que dans tous les autres électorats. Marine Le Pen répète donc qu’elle n’est pas antisémite, mais les antisémites votent pour elle. « Étonnant, non ? » comme disait le sage et regretté Pierre Desproges dans « la minute de M. Cyclopède »…
Et Jordan Bardella, le nouveau président du RN, le protégé, le chouchou de Marine Le Pen, a pu considérer le 5 novembre dernier, que non, à ses yeux, « Jean-Marie Le Pen n’est pas antisémite ». Quelques jours plus tard, le si propre et si policé président du RN aux allures de gendre idéal confessait à son tour « une certaine maladresse » dans son propos. C’est dingue à quel point les dirigeants d’extrême droite sont souvent « maladroits » quand il s’agit d’antisémitisme.…
Et puis il y a toutes ces diatribes égrainées par Marine Le Pen au fil de ses trois campagnes présidentielles pour dénoncer « le culte du veau d’or », le « capitalisme transnational », le « pouvoir absolu des banquiers » accusés de gouverner le monde avec pour seule boussole leur propre profit. Ou bien encore la dénonciation récurrente de la mainmise de « puissants lobbies » sur la démocratie. Ce registre lexical, commun à l’extrême droite, est perçu par les initiés comme étant imprégné de références antisémites implicites. De même, Marine Le Pen associe fréquemment dans les mêmes diatribes des cibles comme Jacques Attali, la banque Rothschild ou Goldman Sachs. Tiens donc, mais quel est le point commun à ce triptyque ?
Si j’ai insisté sur l’accusation d’antisémitisme, c’est parce qu’elle est au cœur de cette tactique de dédiabolisation. Au regard de notre Histoire, la Shoah, l’attitude de l’extrême droite durant l’Occupation et le régime de Vichy, c’est la tache principale à effacer pour se grimer en parti ordinaire, banal, inoffensif. Raison pour laquelle Marine Le Pen dénonce avec force les ravages de l’antisémitisme islamiste et même musulman, et de l’antisémitisme issu de la gauche radicale. Elle a raison, ces deux périls existent au premier chef aujourd’hui, on le mesure tous les jours, plus encore depuis les massacres commis par le Hamas le 7 octobre 2023. Il faut combattre sans relâche ni indulgence ces menaces, l’antisémitisme d’obédience musulmane comme celui, souvent siamois, porté par la gauche radicale. Mais ces fléaux doivent-ils nous masquer la réalité pérenne de l’extrême droite ? Bien sûr que non !
Il en va de même des inflexions programmatiques du RN sur d’autres sujets. Le parti ne réclame plus, par exemple la suppression de la loi Gayssot qui punit le négationnisme de la Shoah, ni l’abrogation de la loi Veil sur l’IVG si longtemps combattue par l’extrême droite. Même si, comme certains élus RN, l’amie de Marine Le Pen, Caroline Parmentier, députée du Pas-de-Calais et ancienne journaliste de Présent, continue de fustiger une loi qui a, selon elle, « génocidé 200 000 enfants français par an ».
Sur les questions économiques et sociales, le tête-à-queue est spectaculaire. Le RN porte aujourd’hui un programme étatiste de défense des services publics, d’augmentation des dépenses publiques et de retour de l’âge de la retraite à 62 ans, voire 60 ans – ce n’est pas très clair, comme souvent. Dans les années 1980, le FN défendait un programme ultralibéral qui se voulait d’inspiration reaganienne, fustigeait sur tous les tons la nocivité des fonctionnaires, et voulait supprimer l’impôt sur le revenu.
Bref, sur bien des sujets, économiques, sociaux et sociétaux, de Jean-Marie à Marine Le Pen, le FN devenu RN a changé, c’est vrai. Mais la vraie nature, l’ADN du projet porté par ce parti – c’est-à-dire le projet civilisationnel et la question identitaire –, est restée la même. Et elle tient dans un principe discriminatoire indépassable à ses yeux, les Tables de la loi du lepénisme de génération en génération, la « préférence nationale ». Colonne vertébrale du programme du RN, elle vise à réserver l’intégralité des aides sociales, des emplois et des logements, en particulier des logements sociaux, aux seuls nationaux. La droite et une bonne majorité des macronistes ont joué avec le feu en validant des dispositions inspirées par la philosophie de ce principe dans la loi immigration en décembre dernier, avant que le Conseil constitutionnel n’y mette bon ordre. Mais ce principe discriminatoire sur lequel repose tout le projet de société, tout le projet de civilisation du RN de Marine Le Pen, illustre à quel point ce parti ne s’est pas banalisé en passant du père fondateur à sa fille.
La stratégie de dédiabolisation n’est qu’un écran de fumée, une stratégie élaborée d’ailleurs il y a bien longtemps, en 1959 par une figure méconnue mais essentielle de l’extrême droite française, Dominique Venner, activiste, théoricien et intellectuel influent jusqu’au cœur du FN. Il expliquait à l’époque, en créant un mouvement éphémère baptisé le Parti nationaliste : « Il ne faut jamais aborder des sujets qui pourraient choquer, par la façon de les présenter, des nouveaux venus. Par exemple, le problème métèque que nous expliquons fort bien ne doit jamais dans un exposé ou une conversation, être abordé avec comme perspectives le four crématoire ou la savonnette… » C’est assez clair. À l’extrême droite, l’art de la dissimulation vient de loin. Le RN le pratique avec application, et d’abord sur le plan lexical. Il peut compter sur la naïveté, la candeur de nombreux journalistes ou la complicité plus ou moins volontaire de ses concurrents politiques pour engranger de réels succès. Mais ce maquillage ne se traduit pas par une métamorphose de fond de son projet.
C’est pourquoi je conclurai par une citation, pour dissiper cet écran de fumée de la « dédiabolisation » enclenchée par Marine Le Pen. J’aurais pu choisir la fameuse maxime du Guépard de Visconti : « Il faut que tout change pour que rien ne change ». Je vais plutôt opter pour un proverbe bantou, cette langue ancestrale parlée dans une bonne partie du continent africain. Ce proverbe bantou, digne d’une sagesse toute maçonnique, illustre le lien politique indestructible qui unit encore aujourd’hui Marine Le Pen aux positions de son père : « L’héritier du léopard hérite aussi de ses taches ».
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Renaud Dély est journaliste et écrivain, auteur de nombreux livres dont plusieurs sont consacrés à l’extrême droite : L’assiégé, dans la tête de Dominique Venner, le gourou caché de l’extrême droite. Jean-claude Lattès, 2024, La vraie Marine Le Pen, une bobo chez les fachos, Plon, 2017, ou encore Histoire secrète du Front National, Grasset, 1999.