L’extrême droite en France depuis 1789
Ce texte est extrait des Cahiers de République Universelle n°5 de mai 2024.
L’extrême droite en France depuis 1789
En proposant ce travail sur l’extrême droite en France depuis 1789, je n’avais pas réalisé que sa présentation aurait lieu à quelques jours du mardi 6 février 2024, soit le 90e anniversaire d’un moment déterminant de notre vie politique et parlementaire : une manifestation qui dégénère, des ligues d’anciens combattants et des mouvements d’extrême droite – ce qui n’est pas la même chose – qui tentent de prendre d’assaut le Palais-Bourbon au cri de « À bas les voleurs ! », sur fond d’affaire Stavisky, nourrissant à la fois antisémitisme, antiparlementarisme et antimaçonnisme.
Au moins dix-huit morts, des centaines de blessés. Mais la République reste en place, et s’amorce un rapprochement des forces de gauche qui conduira deux ans plus tard à la victoire du Front populaire.
Bruno Fuligni
Les historiens discutent encore de la nature de l’événement – tentative de coup d’État, émeute ? – comme de son inspiration – conservatrice, réactionnaire, fasciste ?
La manifestation initiale était-elle d’extrême droite ? On y trouve aussi les communistes de l’ARAC (Association républicaine des Anciens Combattants), des vétérans de la Grande Guerre qui pouvaient voter radical ou modéré aux législatives, ainsi qu’un mouvement ligueur de droite, les Croix de feu, qui a retenu ses troupes au moment de l’assaut. Celui-ci est voulu et conduit par des mouvements antirépublicains, aussi motivés que groupusculaires, mais d’inspirations différentes : les royalistes d’Action française, en particulier les jeunes Camelots du roy, mais aussi les nationalistes des Jeunesses patriotes et les « chemises bleues » du franquisme, admirateurs du fascisme italien.
Comment y voir clair dans cette nébuleuse de l’extrême droite française ? Elle comporte en son sein des folklores différents, des rivalités multiples, mais son adversaire est toujours le même. Ainsi, l’un des blessés du 6 février 1934, Louis Darquier de Pellepoix, deviendra dix ans plus tard le commissaire aux Questions juives de Vichy. Le régime de l’État français sera lui-même analysé comme une « dictature pluraliste » puisque, même sous l’autorité du maréchal Pétain, il ne réussira pas à constituer un parti unique.
Qu’appelons-nous donc « extrême droite » ? Que recouvre cette étiquette qu’aucun mouvement n’a jamais revendiquée, qui n’est employée que par ses adversaires ou les observateurs de la vie publique, historiens et politologues ? Les intéressés préfèrent en effet se présenter comme la « droite nationale », la « vraie droite », ou bien la « troisième voie » : ni de droite, ni de gauche, mais ailleurs.
Cet ailleurs nous est aussi suggéré par l’étymologie. Extremus, en latin, est le superlatif du mot exter – à l’extérieur – qui est le contraire d’inter – à l’intérieur. Extremus désigne ainsi ce qui est le plus à l’extérieur, le plus éloigné du centre, aux limites, aux frontières, où sont les bornes ultimes. Ad extremus veut ainsi dire : enfin, en dernier lieu. Le mot peut revêtir un sens hyperbolique : ce qui est le plus intense, au plus haut degré ; mais il peut prendre aussi un sens négatif : ce qui est le plus bas, le plus vil, le plus périlleux. C’est en ce sens que Salluste écrit : Res publica in extremo sita est, ce que Félix Gaffiot traduit en ces termes : « La République est au bord de l’abîme ». Une citation qui peut servir…
Marginal, en bordure, ce qui est extremus fait encore partie de l’ensemble, ce qui le différencie de ce qui est ultra : de l’autre côté, hors des limites. Nec plus ultra, « rien au-delà », était l’inscription gravée sur les Colonnes d’Hercule. Ultra pouvait aussi servir à désigner l’autre vie, le royaume des morts. Et ce vieux mot latin est passé dans le langage politique français au moment de la Révolution.
D’abord on parla des « ultra-révolutionnaires » pour désigner les « Exagérés », les gauchistes de l’époque ; puis, à la fin du cycle révolutionnaire et impérial, quand la Restauration voulut liquider l’héritage de 1789, les « ultras » étaient ces ultra-royalistes qui n’avaient rien oublié ni rien appris, plus royalistes que le roi : leur but était de rétablir l’ordre ancien – tel le comte de Grenédan réclamant le rétablissement du gibet, refusant que la monarchie conserve la guillotine comme instrument d’exécution –, mais aussi de prendre leur revanche.
C’est dans ce contexte que se structure la droite que nous avons connue et que René Rémond classe schématiquement en trois familles : orléanistes, bonapartistes et légitimistes.
L’orléanisme pourrait se définir comme la démocratie sans la Nation : il désire la paix et la prospérité, admet la nécessité d’une délibération, mais sans le peuple qui n’y entend rien : il faut donc un monarque libéral et une chambre élue au suffrage censitaire.
Le bonapartisme, au contraire, s’analyse comme la Nation sans la démocratie : il repose sur l’appel au peuple, un monarque inspiré se légitimant à travers un lien plébiscitaire.
Quant au légitimisme, clairement, il ne veut ni Nation, ni démocratie : brandissant le drapeau blanc contre le drapeau tricolore qu’acceptent orléanistes et bonapartistes, il est à la fois réactionnaire et religieux. Favorable au retour à l’ordre ancien, il considère que celui-ci est voulu par Dieu. C’est donc pécher que de vouloir le changer : de là les lois contre le blasphème ou supprimant le divorce.
Reconnaissons au moins un mérite à cette droite-là : elle se donne pour ce qu’elle est, clairement identifiable. Or, avec les mutations sociales causées par la révolution industrielle au xixe siècle, vont apparaître des formes nouvelles d’extrême droite, plus sécularisées, plus populaires, plus agressives peut-être.
L’antisémitisme, déjà présent dans la religion chrétienne, mute ainsi en anticapitalisme et anti-cosmopolitisme pour devenir ce « socialisme des imbéciles » décrit par Engels ou Bebel. En demi-teinte chez des socialistes utopiques comme Fourier, Toussenel, Proudhon, ou le blanquiste Gustave Tridon, il devient avec Drumont la clef d’explication première.
Le nationalisme, nourri par le désir de Revanche après l’humiliation de 1870 et la déception causée par les républicains de gouvernement, va transformer « les droites » à travers un mouvement nouveau, le boulangisme, qui revêt les couleurs de la République en vue d’abattre la démocratie.
Ces hybridations trouvent leur achèvement dans le contexte de l’affaire Dreyfus. Une fraction du mouvement royaliste, quoique demeurant profondément réactionnaire, emprunte aux penseurs du xixe siècle comme Renan et Auguste Comte pour forger un nationalisme nourri d’une vision idéologique, transhistorique et mobilisatrice. Pour Maurras, la France immémoriale est victime de l’action conjointe et coordonnée des « quatre États confédérés » qui sont ses ennemis mortels : le Juif, le Protestant, le Métèque et le Franc-maçon. Une vision tellement extrême que l’Action française, censément catholique et royaliste, se retrouve bientôt sans prétendant et sans soutien du pape, qui la frappe d’excommunication.
Dans l’entre-deux-guerres, ce mouvement subit en outre la concurrence de nouvelles formes d’extrême droite : les francistes, qui s’inspirent du fascisme mussolinien ; des intellectuels séduits par le Reich hitlérien ; des dissidents de l’Action française qui, par anticommunisme, au moment du Front populaire, versent dans la clandestinité et le terrorisme avec la Cagoule. Notons au passage un certain pragmatisme de l’extrême droite française, volontiers xénophobe mais ouverte aux influences étrangères quand un mouvement nationaliste conquiert le pouvoir dans un pays et peut devenir un soutien. L’Italie fasciste finance ainsi les « chemises bleues » ainsi que la Cagoule, qui commet des attentats et des assassinats pour son compte. Avec l’Allemagne nazie, on passe insensiblement de l’imitation à la collaboration. Cette extrême droite qui parle de la France de manière si emphatique n’a au fond été au pouvoir que portée par des forces d’occupation étrangères, sous la Restauration puis sous Pétain.
Cette rapide chronologie n’est au final guère éclairante puisque, au fil du temps, nous passons en revue des familles politiques très différentes : des royalistes et des républicains, des religieux et des sécularisés, des nationalistes exclusifs comme des pro-italiens, pro-allemands et plus tard des pro-occidentaux éventuellement européistes. Une droite intellectuelle qui a pu être brillante – au point qu’on parlera d’un « gramscisme de droite » – voisine avec l’anti-intellectualisme du populisme ou du poujadisme. Et parfois les deux se mélangent, quand le subtil Barrès dénigre l’intelligence, « cette petite chose à la surface de nous-mêmes »… Pour lui et ses disciples, l’intelligence existe mais peut être trompeuse, au point d’égarer l’individu sur les voies d’une morale artificielle : de là cette valorisation de l’instinct qui peut tourner en culte de la force.
C’est en tout cas philosophiquement, et non historiquement, qu’il est possible de caractériser l’extrême droite, en recherchant, par-delà toutes leurs différences, ce qui est commun à toutes ses familles – et peut contribuer à les rapprocher dans certaines circonstances.
Leur première caractéristique commune est leur dimension obsidionale. L’extrême droite française, en effet, n’est pas conquérante. Ce sont les républicains, ainsi que les bonapartistes, qui ont recherché l’expansion territoriale, avec une conception ouverte de la citoyenneté, inspirée de l’ancienne Rome. L’extension des frontières françaises entre 1789 et 1815, ou la « plus grande France » de l’ère coloniale, sont des ambitions très éloignées de celles de l’extrême droite, qui conçoit au contraire la France comme une forteresse assiégée : par les « quatre États confédérés », par le bolchévisme, par la modernité venue d’Amérique, par les masses afro-asiatiques en expansion démographique… Les menaces évoluent au fil du temps, mais le château France est toujours entouré d’ennemis qui, bizarrement, ne sont presque jamais les nationalistes étrangers. Au fond, toutes les extrêmes droites ont le même repoussoir : les idéaux de 1789 et leurs conséquences, l’universalisme et la démocratie.
C’est ainsi que leur deuxième caractéristique commune est l’exclusivisme, autrement dit l’exact contraire de l’universalisme. Pour toute extrême droite, il n’y a pas unité du genre humain, mais toujours un fossé entre « nous » et « eux », que ce « nous » soit une Nation, une race ou une religion. C’est précisément cette vision exclusiviste qui explique l’antisémitisme, l’antimaçonnisme et la xénophobie, composant à des doses variables selon les mouvements la nébuleuse d’extrême droite.
Troisième caractéristique commune : cet exclusivisme va de pair avec un organicisme. Autrement dit, ce « nous » est perçu comme un organe sain par nature, mais mortel et menacé : il risque en permanence d’être pollué, contaminé, tué par des agents pathogènes venus de l’extérieur – la fameuse « contagion métèque » formulée par Henri Béraud.
Enfin, dernière caractéristique commune, cette menace vivement ressentie justifie logiquement un autoritarisme, c’est-à-dire un pouvoir fort, seul capable de sauver l’organisme malade par un traitement salutaire vigoureux. Cet idéal d’un bloc soudé sous la conduite d’un chef amène non seulement à rejeter la liberté individuelle, assimilée au seul individualisme, mais aussi à réfuter le civisme, considéré comme illusoire.
Fièvre obsidionale, exclusivisme, organicisme et autoritarisme : ces traits se retrouvent dans toutes les familles de l’extrême droite française, y compris les plus récentes ; je laisse les auteurs qui en parleront dans ce numéro les relever dans le mouvement principal ; mais notons au passage qu’on les observe nettement dans le localisme (nationalismes corse, breton, basque), le différentialisme (indigénisme façon Tribu Ka), l’intégrisme et toutes les formes de fondamentalisme, y compris ceux qu’inspirent « l’écologie profonde », comme l’écofascisme, et l’antihumanisme qui en résulte.
Les extrêmes droites, jusqu’alors, ne sont jamais arrivées au pouvoir suprême par les urnes. Mais leur schéma obsidional et autoritaire n’est pas sans efficacité sur l’imaginaire. L’électeur démuni, saturé d’images choquantes et de slogans simplistes, peut en toute bonne foi déléguer sa parcelle de souveraineté à un démagogue, s’il n’est pas éclairé par la société sur l’histoire et les visées de ces mouvements, ainsi que sur la complexité du monde qui nous entoure. La question de fond est donc de savoir si la société et l’État veulent répandre les lumières ou font le choix à courte vue de l’ignorance et de l’abêtissement.
Quant à nous, notre rôle n’est pas seulement de rompre des lances, de polémiquer avec les extrémistes de droite, mais de faire en sorte que la lumière qui éclaire notre réflexion rayonne dans tout l’Univers.
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Bruno Fuligni est écrivain, historien, maître de conférence à Sciences Po, haut fonctionnaire, et auteur de 30 livres sur l’histoire politique et policière française.